La précarité menstruelle en prison

Estelle Beauclair
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2 octobre 2024

Alors que certaines personnes pensent que la vie dans les prisons est une vie luxueuse, routinière et tranquille, se rythmant grâce à la télévision, la nourriture à disposition et les visites au parloir, la réalité est bien différente… Cette vision est clairement erronée pour une pléthore de raisons dont le manque de ressources financières, qui poussent certaines administrations pénitentiaires à faire des choix qui vont à l’encontre de la dignité des personnes. Ce texte portera sur l’extrême précarité menstruelle qui dure malheureusement depuis des dizaines d’années au sein des prisons pour les raisons que nous allons énoncer (notons que la liste est non exhaustive).

Avant de commencer notre analyse, il convient de rappeler plusieurs choses : premièrement, il y a peu d’études et de rapports concernant notre sujet au Canada, ainsi nous allons utiliser le peu d’informations à notre disposition, mais aussi les compléter avec celles disponibles dans d’autres pays; nous allons notamment nous appuyer sur les données statistiques en provenance de prisons aux États-Unis et de prisons françaises. Deuxièmement, le monde carcéral est un monde binaire : on parle de prisons dites pour femmes et de prisons dites pour hommes sans prendre en compte la diversité de genre, alors que nous savons que toutes les personnes menstruées ne sont pas nécessairement des femmes. Notons que les prisons pour femmes sont simplement une mauvaise adaptation des prisons pour hommes qui ne tiennent pas compte de certains enjeux, notamment en rapport avec leurs corps… dont les menstruations! C’est pourquoi nous devons parler de précarité menstruelle en prison.

Pour rappel, la précarité menstruelle se définit comme des obstacles sociaux, politiques, culturels et religieux qui empêchent ou limitent l’accès aux produits menstruels nécessaires et à une éducation de qualité sur le sujet... Pendant les menstruations, les détenues dépendent de la distribution des produits menstruels et puisque le système est très largement défaillant, la précarité menstruelle s’installe plus rapidement et facilement dans les prisons.

Pour analyser un peu plus le contexte dans lequel nous nous inscrivons, voici quelques données sur les femmes en prison au Canada : en 2021, ce sont 2296 femmes qui étaient incarcérées dans le pays (prisons provinciales et fédérales). Parmi ces détenues, plus de la moitié sont des femmes autochtones alors que ces dernières ne forment que 4% de la population canadienne féminineselon les données disponibles en 2016. Pour aller un peu plus loin, notons qu’elles représentent 70% des détenues dans les prisons de haute sécurité du Canada. Il est difficile de nier que les femmes autochtones sont largement surreprésentées dans les prisons, et ce même constat est fait depuis plusieurs dizaines d’années. Il est donc important de toujours garder à l’esprit qu’à cause de la construction de notre société, certains groupes minoritaires vont connaître plus d’oppressions que d’autres, même entre les quatre murs d’une prison.

The reality for people who menstruate in prisons:

Lors de leur arrivée en prison, les détenues reçoivent le «kit de l’arrivante» dont la composition peut changer en fonction des établissements. Il a régulièrement été rapporté que le nombre de produits menstruels dans ce fameux kit n’était clairement pas suffisant pour un cycle. En plus du nombre insuffisant de produits menstruels à disposition, c’est aussi la qualité et la diversité des produits qui sont remis en cause. Évidemment, chaque flux est différent, alors il est impossible d’imaginer pouvoir donner les mêmes produits à toutes les détenues. Marina Bonard, une prisonnière de la Prison Leclerc (exclusivement pour femmes, au Québec) témoigne que « Ça va très mal ! On est rendues au pire du pire. On réussit à peine à avoir des serviettes sanitaires et du shampoing. »original testimony in French. Translated by athor) Cette situation entraîne certaines personnes à se mettre dans des cas de désobéissance et donc, de s’exposer à des sanctions. En effet, lors des sessions de parloir, certaines se font fournir des produits menstruels, alors qu’il est illégal d’introduire des biens de l’extérieur dans une prison. Rappelons tout de même que les produits menstruels sont en vente libre en dehors des prisons et donc, sont reconnus pour ne présenter aucun danger..

Certaines vont opter pour fabriquer leurs propres produits à l’intérieur de la prison : « De nombreuses détenues utilisaient des tissus, des draps ou encore des serviettes de bain qu’elles mettaient dans leurs culottes. » D’autres vont parfois réutiliser des produits menstruels jetables pour essayer de ne pas tâcher leurs vêtements. La situation peut encore aller plus loin : dans certaines prisons, la fabrication artisanale de coupes menstruelles est de plus en plus répandue : « Elles utilisent une bouteille en plastique qu’elles découpent afin de n’en garder que la partie supérieure. Pour éviter de s’arracher les parois internes, la cup de fortune doit être lissée contre un mur. » En utilisant des moyens de débrouille (parce qu’elles le sont contraintes), c’est leur santé physique et mentale qui peuvent être altérées,pouvant provoquer une infection, un choc toxique (SCT) ou encore, engendrer des conséquences pouvant entraîner la mort.

Ces solutions de fortune sont pensées par les personnes menstruées pour plusieurs raisons, en voici quelques unes :

  • La plupart du temps es prix des produits menstruels entre les murs des prisons sont largement plus élevés que les prix à l’extérieur alors que le pouvoir d’achat des détenues est extrêmement faible. N’ayant que très peu d’argent, il faut parfois choisir entre différents produits essentiels à la santé.En prison, ils sont donc vus comme des articles de luxe alors que nous parlons de produits de première nécessité.
  • Parmi toutes les personnes détenues au Canada (et dans le monde), les personnes menstruées ne sont qu’une infime minorité alors, ces questions sont passées sous silencepar les services pénitenciers considérant qu’il y a plus important à régler.
  • Comme évoqué plus haut, le manque de diversité de produits menstruels offerts est un enjeu puisqu’ chaque personne a des besoins différentsen fonction du jour du cycle, du niveau de stress, ou encore de conditions de santé physique. Parfois, à cause de la qualité médiocre des produits, certaines décident d’en utiliser plusieurs en même temps.Ainsi, que ce soit la quantité ou la qualité de produits menstruels, les besoins des personnes menstruées ne sont pas couverts adéquatement. Cela soulève donc des enjeux de sécurité en lien avec la santé, mais aussi de dignité de la personne..
  • Enfin, même si les personnes menstruées font part de leurs besoins et que des commandes sont placées, il n’est pas certain qu’elles arrivent à tempsLors d’une inspection réalisée en 2021 dans une prison britannique, il a été mis en lumière que les délais entre la demande de produits menstruels et la réponse à ce besoin sont clairement insatisfaisants et inadéquats.

La santé menstruelle ne concerne pas que l’accès aux produits; cela concerne aussi tout ce qui l’entoure comme les moyens d’atténuation de douleurset la situation n’est pas du tout meilleure! En effet, très souvent, les personnes menstruées n’ont pas accès à ces soins (anti-douleurs, bouillottes). Ajoutons que ces dernières n’ont pas forcément le soutien du personnel de santé pour des questions ou des examens en lien avec les menstruations. Un diagnostic manquant ou incomplet peut avoir des conséquences irréversibles..

L’accès aux douches est restreint, ce qui empêche une personne de se laver lors de ses menstruations en utilisant de l’eau claire et encore faudrait-il avoir accès à de l’eau claire ce qui n’est pas le cas de la Prison Leclerc ! L’eau claire est nécessaire pour se laver mais aussi pour laver ses produits menstruels réutilisables, si certaines personnes en avaient. Parfois même dans certaines pays comme en France, c’est ban on using toilets qui peut être décidée par des surveillant.es, nous laissant imaginer les conséquences pour les personnes en plein dans leurs menstruations (situation qui provoque un sentiment d’humiliation et constitue une atteinte à la dignité).

Toujours en France, le lavage des vêtements est aussi quelque chose d’important dans la santé menstruelle : à cause de la mauvaise qualité des produits distribués, certaines ont des tâches de sang sur leurs pantalons, ce qui les expose directement aux yeux des autres. Puisque les lavages sont réglementés en prisonelles ne peuvent pas toujours se débarrasser des tâches dans l’immédiat. À cause de ces tâches, beaucoup de personnes menstruées préfèrent louper des activités que de sortir de leur cellule avec une tâche. En décidant de ne pas sortir de leur cellule, elles prennent le risque de désobéir et d’en subir les conséquences. C’est aussi à cause du regard des autres et du sentiment d’humiliation que cela peut provoquer que certaines décident de ne pas sortir. Il est assez aisé d’imaginer que ce sont des situations qui peuvent se produire aussi au Canada.

Une autre pratique dégradante et humiliante lors des fouilles à nu ressort dans des témoignages de personnes menstruées : il a été rapporté que les surveillant.es exigeaient des personnes menstruées qui portent un tampon, de le retirer : « In prison, we’re strip-searched often. Before we leave our cell. Before and after work. Each time we must remove our pad or tampon, » (États-Unis) (Kwaneta) ou encore « Les fouilles à nu, c’est terrible. La première fois que j’ai vu une petite de 19 ans se faire fouiller, les gardes ont exigé qu’elle enlève devant eux son tampon » (Québec) (Louise Henry) original testimony in French, translated by authorCes pratiques sont le summum de la déshumanisation et de l’humiliation.

Il est donc possible de voir que les surveillant.es ont une forme de pouvoir sur les personnes menstruées dans l’enceinte des prisons puisqu’iels peuvent poser une interdiction (de douche ou encore de toilettes) quand iels veulent. Dans certains établissements aux États-Unis, des produits menstruels gratuits sont mis à disposition sur demande sauf qu’on en revient aux enjeux de pouvoir: un surveillant de prison (puisque la majorité sont des hommes) détient un produit essentiel pour une personne menstruée et a le pouvoir de le lui donner ou non. Alors, un abus de pouvoir peut facilement effacer la gratuité des produits. Nous rapportons ici des faits qui se passent dans les prisons étatsuniennes pour deux raisons : d’une part, comme énoncé dans l’introduction, il y a très peu de rapports et de données canadiennes disponibles. D’autre part, comprendre la réalité des personnes menstruées en prison aux États-Unis nous permet d’affiner notre analyse sur la situation dans les prisons au Canada. 

Et parfois, cela va encore plus loin! Dans certaines prisons, il est possible d’avoir des produits menstruels supplémentaires gratuitement sur présentation d’une preuve médicale le justifiant, mais comment prouver cette condition s’il y a des accès restreints aux professionnel.les de santédes accès restreints aux professionnel.les de santé? Parfois, dans d’autres établissements, les personnes menstruées doivent prouver qu’avoir des produits supplémentaires ou différents est nécessaire pour elles, mais comment prouver la nécessité, sachant qu’elle change de définition en fonction des personnes et des contextes ?

Solutions for fighting period poverty in prisons:

Nous avons souligné différentes problématiques en lien avec la précarité menstruelle qui ne concerne pas que l’accès. Il y a donc beaucoup de choses à revoir dans les prisons dites pour femmes en n'oubliant pas d’utiliser un prisme d’analyse intersectionnel. Voici quelques pistes de réflexion et d’action que nous proposons afin de se mobiliser en faveur des droits fondamentaux et de la dignité des personnes menstruées en prison :

  1. Miser sur la gratuité des produits menstruels et sur leur accessibilité. Lorsqu’on parle d’accessibilité, on parle notamment du fait que les personnes menstruées puissent se servir et utiliser des produits sans avoir à demander à des agent.es. L’accessibilité inclut aussi la disponibilité, car oui, les produits peuvent être en accès libre, mais s’il n’y en a pas, cela ne résout pas le problème. Il pourrait aussi être pertinent d’investir dans les soins menstruels (bouillottes, thés, antidouleurs, consultations médicales…) dans les enceintes des prisons.
  2. Favoriser l’éducation aux menstruations pour le personnel dans les prisons afin que les enjeux soient compris, afin de travailler sur l’empathie de ces personnes et mettre fin aux tabous et aux discriminations à plus long terme.
  3. Travailler sur la salubrité des lieux et sur l’entretien des installations afin que les personnes menstruées aient accès à des douches, à des toilettes et à des espaces privés propres.
  4. Allouer des ressources financières pour les personnes menstruées et leurs besoins : en effet, ce n’est pas parce qu’elles sont moins de 3000, qu’elles doivent passer inaperçues dans le système carcéral. Il n’est plus envisageable, par exemple, de ne pas avoir de stock de produits menstruels et de devoir attendre des semaines pour obtenir des produits. Pour rappel, un cycle dure plusieurs jours seulement, et non des semaines, alors l’attente est insatisfaisante.

On ne peut pas continuer de fonctionner en tant que société en prenant toujours pour référence le point de vue des personnes dominantes et privilégiées et cette réflexion s’applique aussi pour les prisons et leur organisation. Ainsi, pour détruire cette vision, il est indispensable d’utiliser un prisme intersectionnel dans les réflexions et dans la mise en place d’actions. L’intersectionnalité nous permet d’envisager que les personnes ont différentes identités dans la société et qu’à cause du système en place, ces identités et leur croisement peuvent être source d’oppressions ou de privilèges. Ces identités sont multiples et concernent, par exemple, le genre, la couleur de peau, la classe sociale, le handicap…

Au tout début, nous avons évoqué le nombre de femmes autochtones dans les prisons, un chiffre qui est clairement démesuré : pour rappel, elles représentent plus de la moitié des détenues au Canada alors qu’elles ne forment que 4% de la population féminine canadienne. Ce constat révoltant nous rappelle l’inégalité des autochtones au Canada face aux prisons: en effet, en analysant ces chiffres, nous constatons que les autochtones, peu importe leur genre, vont plus souvent être placés en prisons que des personnes blanches, ce qui peut s’expliquer majoritairement par l’ancien système colonial qui tendait à discriminer ouvertement les autochtones. Techniquement, ce système a été aboli mais notre société actuelle étant dans sa continuité et basé sur des politiques racistes et non inclusives, la discrimination à l’égard des autochtones est toujours tangible. En appliquant ce prisme, il est facile de conclure que dans les prisons dites pour femmes, les femmes autochtones sont plus susceptibles de souffrir démesurément de la précarité menstruelle.

Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous recommandons le livre de Louise Henry, Délivrez-nous de la prison Leclerc !qui est un témoignage des conditions de vies désastreuses subi par les détenues au Québec.. En anglais, vous pouvez aussi lire le livre d’Angela Davis, Are Prisons Obsolete?